Lorsque mon ami Olivier m’a proposé, un soir d’avril, de partir en voyage avec lui, j’ai accepté joyeusement. Ce périple se présentait sous les meilleurs auspices : de l’action, du dépaysement, de l’humain. En somme, une belle aventure pour un photographe. […]
La grève des travailleurs sans papiers venait de débuter et notre périple ne dépasserait pas le Val-d’Oise. Mais quel voyage, au pays du travail à 3,80 euros de l’heure, des congés non payés, du licenciement abusif et du travail à la tâche. Et quelles rencontres avec des femmes et des hommes pétris d’un immense courage.
Car les vrais aventuriers, c’étaient eux, partis depuis longtemps de leur pays natal, ils l’avaient déjà faite leur croisière, sur des bateaux rapiécés, plus proches du Radeau de la méduse que du paquebot. Certains avaient traversé le Sahara, puis le détroit de Gibraltar, rejoignant l’Espagne au prix de souffrances insensées. D’autres avaient eu la chance de venir en avion, visa de tourisme en poche. […]
Les marchandises n’ont pas besoin de permis pour venir enrichir nos sociétés occidentales. Eux si. Ils doivent avoir un permis de travail pour préparer nos agapes, pour ramasser nos poubelles, pour construire les appartements où ils ne vivront jamais. Et ce fameux papier est délivré par la même administration qui leur réclame lors de contrôles et qui les expulse s’ils ne l’ont pas. Ubuesque.
Ils m’ont raconté comment ils ont quitté leur famille, leurs parents, leur femme, leurs enfants, quel déchirement cela a représenté, mais leur responsabilité de père, de fils les conduisait à partir, pour aller gagner l’argent nécessaire à la survie de leurs proches.
Ils m’ont parlé de valeurs dépréciées à notre époque, de la solidarité et de l’action collective, des caisses créées pour développer leur pays, construire des écoles, des centres de santé, des semences et du matériel agricole expédiés au village pour relancer l’agriculture locale, mise à mal par nos schémas colonialistes de monoculture.
Ils ont évoqué avec une grande pudeur les longues années sans retourner au pays, sans pouvoir serrer leurs êtres chers dans leurs bras, les vacances passées au foyer, à Montreuil ou Saint-Denis. Le danger était trop grand de ne pas pouvoir revenir en France.
Pourtant l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme garantit la libre circulation des êtres humains. Mais l’égalité devant la loi n’existe pas et cet article ne s’applique pas à eux.
Tout au long du conflit, ils se sont battus avec volonté, retrouvant la dignité que les passeurs, les patrons, les vendeurs de sommeil voulaient leur voir abandonner, pour mieux les exploiter.
Presque tous ont gagné leurs papiers, après de longues semaines de grève, et le droit de pouvoir retourner au pays, sans crainte d’y rester bloqué.
Quelques mois plus tard, beaucoup ont passé leurs vacances en Afrique. Ils ont pris l’avion, sans les menottes que le migrant malchanceux cache aux poignets, survolé la Méditerranée où tant de camarades se sont noyés, redescendu le Sahara vers le sud en quelques heures alors que le voyage aller a duré des jours, et atterri enfin à Bamako, Dakar ou Nouakchott.